Philippe de Gaspé Beaubien se souvient de tout. Il a beau avoir 89 ans, la mécanique de sa mémoire est intacte. Aucun détail sur Expo 67, dont il fut le directeur des exploitations, ne lui échappe.
Il se souvient avec acuité du matin des cérémonies d’ouverture et du coup de téléphone désastreux qu’il a reçu lui annonçant une grève imminente des agents de sécurité. Il se souvient avoir couru comme un fou jusqu’à la place des Nations. Il se souvient même du gant qui lui a échappé pendant sa course frénétique et qu’il n’a pas pris le temps de ramasser, tant l’heure était à la panique.
« On a réglé à midi moins cinq. Tout le monde pleurait de joie. On avait réussi à éviter le pire. On était prêts à commencer », jubile l’ancien PDG de Télémédia, le regard embué par le souvenir.
Nous sommes 50 ans plus tard au nord de Palm Beach dans une enclave de palmiers et de somptueuses demeures floridiennes. Toutes les maisons, valant plusieurs millions, sont blanches et construites sur le même modèle, toutes sauf chez les Gaspé Beaubien, où les tuiles émeraude du toit d’un vaste pavillon japonais offrent un saisissant contraste avec le ciel bleu et pur. C’est ici que Philippe et sa chère Nan-b, sa douce et lumineuse moitié depuis 62 ans, passent une partie de l’hiver. C’est ici qu’ils me reçoivent pour me parler de la folle aventure d’Expo 67, qu’ils ont vécue ensemble, Philippe à titre de chef des exploitations et Nan-b, en hôtesse suprême, s’occupant des dignitaires et des visiteurs de marque comme Jackie Kennedy, Grace de Monaco, Ed Sullivan, Maurice Chevalier, la reine d’Angleterre et le roi de Grèce.
Les deux témoignent avec verve dans le documentaire Expo 67 : Mission impossible, qui aura sa première à la Place des Arts mardi avant d’être diffusé à Canal D.
Mais malgré leur enthousiasme débordant, les deux me rappellent à tour de rôle que le projet d’Expo, décrié par Ottawa, était au départ voué à la catastrophe, en raison de délais beaucoup trop serrés. Bâtir une exposition universelle en quatre ans était un pari fou et mathématiquement impossible. Et pourtant…
Tout a commencé, ou plutôt n’a pas commencé, le 8 mars 1960, jour où c’est Moscou, et non Montréal, qui a reçu par un vote de différence le mandat d’organiser l’exposition universelle. Or, deux ans plus tard, coup de théâtre, Moscou se désistait et Montréal obtenait l’Expo par défaut.
Mais ce n’est qu’un an plus tard que Philippe de Gaspé Beaubien reçoit une proposition qui va changer le cours de sa vie. « Au bout du fil, il y avait ce Robert Shaw, le PDG de l’Expo, un anglophone qui se cherchait un “Canayen français” fou pour diriger les opérations. Il m’a donné 24 heures pour me décider. À l’époque, j’avais quitté l’entreprise de mon père. J’étais sans le sou et je me remettais d’une troisième faillite. »
Nan-b, interrompt son mari pour raconter : « Je lui ai dit : “Philippe, tu es jeune, tu rêves en couleurs. Oublie ça, ça ne marchera jamais, ce projet d’exposition. Tu ferais mieux de lancer ton entreprise à toi. Ton père pense la même chose.” »
Pourtant, au bout de 24 heures, même si l’aventure était risquée, que ses proches s’y opposaient et qu’il restait à peine quatre ans pour déplacer des montagnes sinon pour construire l’île Notre-Dame, Philippe de Gaspé Beaubien décide de jouer le tout pour le tout.
« Je ne suis pas religieux, mais j’ai un côté spirituel développé et je ressentais au plus profond de moi que je ne pouvais pas rater cette occasion. » — Philippe de Gaspé Beaubien
Or une semaine après avoir été embauché, Gaspé Beaubien est invité à Paris par le Comité des expositions universelles. Pendant une pause, il entend deux commissaires français se moquer du projet montréalais : « Ils n’ont aucune idée dans quoi ils se lancent, ces petits Canadiens. Ils vont se casser la gueule. »
« Ça m’a piqué au vif. Je me suis dit que j’allais leur montrer de quoi on était capables », tempête M. de Gaspé Beaubien qui en profite pour rappeler que ses ancêtres sont arrivés il y a 400 ans en Nouvelle-France et que 14 générations plus tard, leurs descendants sont toujours là, malgré l’abandon de la mère patrie. Alors, qu’on ne vienne pas rire de lui.
De retour à Montréal en 1963, le chef de l’exploitation constate que tout, absolument tout, était à faire, y compris creuser une ligne de métro sous le fleuve, construire 27 ponts et 841 bâtiments, draguer le fond du Saint-Laurent et excaver la terre du boulevard Décarie et du sous-sol du métro pour construire de toutes pièces l’île Notre-Dame. Côté infrastructures, c’est le colonel Edward Churchill, un militaire ontarien, qui est chargé des opérations et qui crie à tout bout de champ : donnez-moi de la terre ! Toute la terre que vous trouvez !
En l’espace d’un peu moins d’un an, 15 millions de tonnes de roche et de terre seront transportées puis déversées sur le futur site. Mais une fois l’île Notre-Dame érigée au milieu du Saint-Laurent, Philippe de Gaspé Beaubien se prend à rêver à des canaux où les visiteurs pourraient se promener en gondole. Lorsqu’il fait part de son idée à Churchill, celui-ci, rouge de colère, l’agrippe par le collet et manque de l’étriper. « You, crazy French Canadian ! crie-t-il. Je viens de passer les trois dernières années de ma misérable vie à remblayer la terre dans l’île Notre-Dame, et là, tu voudrais que je remette de l’eau ! »
Philippe de Gaspé Beaubien n’a pas été assassiné ce soir-là et le colonel a fini par lui creuser ses canaux. Mais entre-temps, d’autres idées avaient germé dans son esprit en pleine ébullition. Celle dont il est le plus fier, c’est le fameux passeport d’Expo. « Nan-b et moi étions allés à la World Fair de New York, qui était un désastre. C’était sale, il y avait des déchets partout, pas de sécurité. Or, moi, ma hantise, c’était le contrôle des foules. »
« Je voulais m’assurer que les foules circulent sur le site. J’ai imaginé ce passeport qui permettait aux gens d’avoir des tampons de tous les pays participants et qui les pousserait donc à visiter tous les pavillons, pas seulement les plus gros ou les plus populaires. » — Philippe de Gaspé Beaubien
Le passeport d’Expo fut un franc succès. Pourtant, à Paris, l’idée rencontra une vive opposition du fait qu’elle imposait, à un coût supplémentaire, l’embauche d’un préposé au passeport à chaque pavillon.
« Pour régler, on a donné le choix à chaque pays. Et autant dire qu’à peine un mois après l’ouverture, tous les pays voulaient leur propre étampe », rigole-t-il.
Autre belle idée : La Ronde, ce parc d’attractions qui n’était pas prévu dans le projet d’Expo. Un membre de l’équipe du chef de l’exploitation l’avait proposée et son patron l’avait adoptée avec enthousiasme. Mais le commissaire général d’Expo, Pierre Dupuy, et Lucien Saulnier, le président du comité exécutif de la Ville, n’en voyaient pas l’intérêt. Gaspé Beaubien, qui est un vendeur-né ou comme le dit si bien Nan-b, un dazzler, un homme qui sait éblouir, leur fit valoir le mérite d’un parc d’attractions conçu pour les familles et inspiré de Disneyworld. Rien n’y fit.
Devant la résistance de la haute direction, le chef des exploitations rêva de demander à Walt Disney son aide et ses conseils. Cela tombait bien. Nan-b, une Américaine de Boston, connaissait les deux filles de Disney. Dans le temps de le dire, le grand Walt acceptait de rencontrer Gaspé Beaubien et, surtout, de lui prêter deux ingénieurs pour l’aider à concevoir un parc d’attractions dernier cri. Pourtant, quelques mois plus tard, le projet de La Ronde fut à nouveau menacé. « Lucien Saulnier voulait épargner 100 000 $ et proposait de le faire en abandonnant La Ronde. J’ai osé lui dire devant tout le monde que c’était une erreur. Puis je l’ai invité à venir visiter avec moi les jardins de Tivoli à Copenhague, un célèbre parc d’attractions avec des restos, des boutiques, bref, Westmount, mais avec du fun. Je voulais lui montrer à quel point un vrai parc d’attractions, ça pouvait être merveilleux. Nous sommes partis le soir même pour Copenhague, et La Ronde a été sauvée. »
Et puis après quatre années de travail acharné, à construire mais aussi à convaincre un Canada anglais jaloux et méprisant et, encore davantage, un John Diefenbaker pour qui Expo n’était qu’une orgie romaine gaspilleuse de fonds publics, le jour J arriva enfin.
À l’aube, le matin de l’ouverture officielle, Gaspé Beaubien et sa femme admiraient en silence le panorama depuis la terrasse du Hélène de Champlain. Nan-b était éblouie par la beauté du paysage mais son mari, lui, en proie à la plus vive anxiété, se demandait : « Et si on a fait tout ça pour rien ? Et si personne ne vient ? »
Vaines inquiétudes que les siennes, puisque dès le premier jour, ils furent des centaines de milliers à se presser vers les tourniquets. Pendant les 183 jours d’Expo 67, quelque 15 millions de visiteurs – plus de 50 millions de visites – vinrent prendre un bain de foule, voyager, se rencontrer et communier à l’autel de l’amitié entre les peuples sur Terre des hommes. « Vous dire la frénésie de joie, de plaisir et d’hospitalité qui régnait à Expo. Les gens étaient tous souriants et les Québécois étaient tellement fiers. Le monde s’ouvrait à eux », s’extasie Philippe de Gaspé Beaubien, conscient d’avoir participé à une aventure hors du commun qui serait sans doute impossible à reproduire aujourd’hui. Mais surtout fier, lui aussi, d’avoir montré aux sceptiques et aux hommes de peu de foi de quoi les siens étaient capables.
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